Idées

La Cour suprême de la Colombie-Britannique ouvre la porte à la reconnaissance comme « bien meuble » au sens légal de la cryptomonnaie

17 octobre 2018
Par Tamara Céline Winegust, Catherine Lovrics et Paul Horbal

La Cour suprême de la Colombie-Britannique a ordonné que plus de 400 000 $CA de cryptomonnaie soient retracés et récupérés « des mains de quiconque détient les jetons Ether [la cryptomonnaie] à l’heure actuelle » suivant une décision sur jugement sommaire dans l’affaire Copytrack Pte Ltd. v Wall, 2018 BCSC 1709. La Cour a conclu qu’« il est incontesté qu'ils [les jetons de cryptomonnaie] étaient la propriété de Copytrack [le demandeur], qu'ils ont été envoyés par erreur à Wall [le défendeur], qu'ils n'ont pas été retournés lorsque la demande en a été faite, et que Wall n'a aucun droit de propriété à leur égard ». La Cour a ordonné que les demandeurs aient le droit de retracer et de récupérer les jetons reçus par le défendeur. Toutefois, la Cour n'est pas allée jusqu'à déterminer si les cryptomonnaies sont un « bien » susceptible de pouvoir être le fondement d’un recours pour conversion ou rétention illicite, estimant qu'il s'agit « d'une question complexe et encore ouverte qui ne se prête pas à détermination par voie de jugement sommaire ».

La décision rendue dans l'affaire Copytrack est l'un des premiers examens judiciaires au Canada sur les monnaies numériques, et sur les recours, le cas échéant, contre un défendeur en raison de son utilisation inappropriée de ce type d’actifs. En pratique, la décision – sans aller jusqu'à conclure que les cryptomonnaies pourraient faire l'objet de recours traditionnels en common law fondés sur la propriété – pourrait aider les futurs plaideurs à soutenir que les cryptomonnaies sont des « biens » exécutoires en common law et en vertu de lois telles que diverses lois provinciales sur les sûretés mobilières (« LSM »).

Les tribunaux sont aux prises depuis un certain temps avec la caractérisation des « actifs » numériques intangibles. Par exemple, dans Tucows.Com Co. v. Lojas Renner S.A., 2011 ONCA 548, la Cour d'appel a conclu que, à première vue, un nom de domaine pouvait être un « bien meuble » et aussi un « bien meuble en Ontario » qui devraient tous deux être assujettis à la LSM de cette province. En particulier, le tribunal de l'Ontario a conclu dans l'affaire Tucows qu'un nom de domaine était associé à un « ensemble de droits » qui « satisfait aux attributs des biens meubles » et qui était opposable à autrui : il générait un revenu, avait une valeur par rapport aux affaires du défendeur, avait des droits exclusifs (dans ce cas, pour diriger le trafic vers le site Web correspondant au nom de domaine et pour exclure les tiers de son utilisation) et de plus, était défini, identifiable par des tiers, capable par nature d’être repris par des tiers et avait une certaine permanence et stabilité. Au fur et à mesure que les cryptomonnaies gagnent en popularité et prolifèrent en tant qu'actif d'investissement et méthode d'échange monétaire, il sera important d'observer comment la décision dans Copytrack est utilisée et si elle sert à promouvoir une position similaire aux noms de domaines dans Tucows, mais reliée à la caractérisation des cryptomonnaies à titre de « bien ». Contrairement aux noms de domaines, cependant, il existe dans le cas des cryptomonnaies une tension, à savoir si elles sont traitées et réglementées comme bien immatériel ou comme monnaie au sens propre, auquel cas, elles pourraient être classées comme « bien ». Par exemple, les tribunaux fédéraux et provinciaux ont tous deux reconnu que l'argent ou les fonds d'investissement pourraient faire l'objet d'un recours pour conversion. (voir Shibamoto & Co c. Western Fish Producers Inc., (1991) 43 FTR 1 (CFPI) ; Ast c. Western Fish Producers Inc. Mikolas, 2010 BCSC 127; Li v Li, 2017 BCSC 1312). Dans Copytrack, la Cour a esquivé cette question et a rendu l'ordonnance de façon à ne pas refuser réparation au demandeur.

L'action sous-jacente dans l'affaire Copytrack a été intentée par Copytrack, une société de Singapour active dans le domaine de la gestion de contenu numérique et de l'application automatisée du droit d'auteur. Copytrack a créé sa propre cryptomonnaie, les jetons Copytrack (CPY), et a transféré par erreur une autre cryptomonnaie de plus grande valeur, « Ether » (au lieu de CPY), à l'investisseur défendeur. L'Ether a ensuite été transféré à des tiers. Copytrack a cherché à retracer et à récupérer l'« Ether ». En particulier, Wall avait souscrit pour recevoir 530 CPY, d'une valeur d'environ 780 $CA, dans le cadre de l'offre initiale de pièces (ICO) de Copytrack. Plutôt que de transférer 530 CPY à Wall, Copytrack a transféré par erreur 530 jetons Ether (ETH), d'une valeur d'environ 495 000 $CA à l'époque. Dans sa demande, Copytrack allègue qu'elle a immédiatement demandé à Wall de lui retourner les jetons Ether, et que Wall a refusé de le faire. Les jetons Ether ont ensuite été transférés à des tiers, et ne se trouvaient plus dans le compte cryptographique de Wall (connu comme son « portefeuille »). Pour sa défense, Wall a prétendu ne plus avoir la possession ou le contrôle des jetons d'Ether, et a aussi soutenu que son compte avait été piraté, ce qui avait entraîné le transfert supplémentaire à des tiers. Pour compliquer les choses, Wall est décédé en cours de procédure. La Cour a conclu que le décès de Wall ne modifiait pas la question de savoir si l'action en justice de Copytrack pouvait être maintenue (elle le pouvait); cependant, ce décès avait « certaines incidences pratiques », car il rendait le procès intenable et demandait une solution plus propice à un jugement sommaire puisque, en partie, un procès ne donnerait lieu ni à de nouvelles preuves, ni à de meilleures preuves de ce qui, en fait, s'était produit.

La Cour a qualifié la question de savoir si les doctrines de conversion et de rétention illicite du droit des biens pouvaient s'appliquer aux cryptomonnaies de « question critique », affirmant qu’il s’agissait de « la véritable question dans cette demande ». Il est à noter que la question n'a été soulevée qu'à l'étape de la présentation orale de la requête, lorsque, en passant, l'avocat de M. Wall a contesté une hypothèse faite par Copytrack dans ses observations écrites et ses arguments, selon laquelle les jetons Ether étaient des « biens ». En fait, la Cour a fait remarquer qu'il lui aurait été loisible de simplement rejeter la requête en jugement sommaire de Copytrack au motif qu'elle ne traitait pas cette question.

Dans des observations supplémentaires demandées par la Cour, Copytrack a fait valoir que les jetons Ether devraient faire l'objet de recours pour conversion et rétention illicite au motif qu'un « large éventail de choses », comme les fonds, les actions, les listes de clients, les comptes débiteurs, les cultures et les intérêts minéraux, pourraient être visés par ces recours – même si elles ne sont pas strictement des « biens » – et en se fondant sur la décision Li v. Li, 2017 BCSC 1312, où la Cour suprême de la C.-B. a suivi une jurisprudence selon laquelle les fonds pouvaient faire l'objet d'un recours pour conversion. Selon Copytrack, les jetons pouvaient faire l'objet de recours en vertu du droit des biens puisqu'ils partageaient les caractéristiques suivantes avec les formes traditionnelles de biens :

a) ils peuvent être possédés, stockés, transférés, perdus ou volés;

b) ils étaient, au moment où la conversion et la rétention illicite ont commencé, détenus par Wall dans son portefeuille;

c) ils sont identifiables de façon précise et ont été retracés dans d'autres portefeuilles dans lesquels ils sont actuellement détenus; et

d) ils peuvent être utilisés comme moyen d'échange, réserve de valeur et unité de compte, comme les fonds ou la monnaie.

Sans aller jusqu'à se prononcer sur la question de savoir si les cryptomonnaies pouvaient, en fait, être soumises à ces recours spécifiques au droit des biens, la Cour a conclu que « dans les circonstances, il serait à la fois déraisonnable et injuste de refuser un redressement à Copytrack ». Par conséquent, la Cour a ordonné que Copytrack ait le droit de retracer et de récupérer les jetons indûment transférés reçus par Wall de quiconque détient aujourd’hui ces jetons, même s'il s'agit d'un tiers. La Cour a rejeté les autres mesures de redressement demandées par les demandeurs, y compris le délogement et/ou les dommages-intérêts, au motif qu'elles ne se prêtaient pas à un jugement sommaire.

D'autres obstacles pratiques et juridiques pour Copytrack se profilent probablement à l'horizon, puisqu'elle tente de retracer des tiers aux fins de recouvrement. Par exemple, d’autres questions juridiques pourraient être soulevées si le destinataire des jetons Ether prétend les avoir reçus exempt de reproche. Restez à l’écoute…

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