Idées

Examen minutieux des mises en demeure par les tribunaux : menace ou promesse?

01 mai 2020
Par Andrew McIntosh et Adam Bobker

La mise en demeure peut servir des objectifs louables. Elle peut donner avis d'une prétention fondée sur le droit et permettre au destinataire d’évaluer cette prétention ainsi que sa propre conduite. Elle peut permettre de régler un différend et éviter aux parties d’investir temps et argent dans une action en justice. Récemment, dans Fluid Energy Group c Exaltexx Inc et al.1, la Cour fédérale a expressément reconnu l’importance de la mise en demeure. Cependant, cette décision nous rappelle également que les mises en demeure peuvent être utilisées à des fins tactiques détournées, c’est-à-dire être envoyées sans motif valable dans le but de causer du tort à l’entreprise d’un concurrent, sans véritable intention d’intenter une poursuite. En pareil contexte, l’alinéa 7a) de la Loi sur les marques de commerce est l’une des dispositions clés que peut invoquer une partie lésée par une mise en demeure abusive. L’alinéa 7a) prévoit que nul ne peut faire une déclaration fausse ou trompeuse (au sujet de la propriété intellectuelle) tendant à discréditer l’entreprise, les produits ou les services d’un concurrent. Une partie lésée peut obtenir des dommages-intérêts et une injonction.

Les titulaires de droits de propriété intellectuelle peuvent être prompts à envoyer des lettres de mise en demeure à des tiers faisant partie de la chaîne d’approvisionnement commerciale d’un contrefacteur principal présumé (tel un fabricant concurrent). Ces lettres visent habituellement à faire cesser les relations commerciales entre ces deux parties. Lorsque le tiers se conforme à la mise en demeure, cette conformité volontaire peut équivaloir sur le plan commercial à une injonction interlocutoire partielle contre le contrefacteur principal. En effet, le fabricant risque de subir une perte commerciale, mais sans qu’un engagement quant aux dommages-intérêts liés à une injonction soit nécessaire. Cela peut également inciter le tiers à exiger du fabricant qu’il lui verse une indemnité. Voilà les raisons qui motivent la Cour à examiner aussi minutieusement ces mises en demeure et qui justifient l’importance de veiller à ce que celles-ci ne contreviennent pas à l’alinéa 7a) et ne constituent pas en elles-mêmes des motifs d’action.

La question de savoir si une mise en demeure peut donner matière à des poursuites peut exiger une analyse nuancée. Dans l’affaire Fluid Energy Group, la Cour s’est notamment penchée sur les points suivants :

  1. Dans quelle mesure les allégations reposent-elles sur des suppositions ou sont-elles exagérées, par opposition à des allégations reposant sur un fondement factuel et juridique? Un tribunal peut conclure que des allégations qui ne sont manifestement pas défendables constituent des déclarations fausses ou trompeuses.
     
  2. Le ton et la forme de la lettre détermineront vraisemblablement la façon dont les déclarations contenues dans la lettre seront perçues en ce qui concerne les questions de savoir, d’une part, si une déclaration est fausse ou trompeuse et, d’autre part, si elle discrédite l’entreprise d’un concurrent. Les lettres envoyées à titre informatif, qui énoncent les droits du breveté et fournissent de l’information visant à permettre au destinataire de comprendre quels agissements peuvent constituer une contrefaçon, seront moins susceptibles d’être considérées comme discréditant l’entreprise d’un concurrent. En revanche, les lettres de nature menaçante qui contiennent des menaces explicites ou voilées de poursuites ou des demandes exagérées sont plus susceptibles d’être perçues comme discréditant l’entreprise d’un concurrent.
     
  3. Dans un litige, les déclarations contenues dans les actes de procédure sont généralement visées par le privilège. Cependant, cela ne signifie pas que les déclarations contenues dans un acte de procédure peuvent être répétées hors cour, ou même portées à la connaissance d’un tiers, en toute impunité. Bien qu’un privilège relatif puisse s’appliquer lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un litige de façon juste et exacte, ce privilège peut ne plus s’appliquer si les déclarations outrepassent les objectifs légitimes de la situation. Ainsi, le fait d’envoyer un acte de procédure à un tiers pour l’informer du litige pourrait être visé par le privilège, mais transmettre ce même acte de procédure de façon menaçante dans l’intention apparente de contraindre le destinataire à se conformer aux demandes pourrait ne pas l’être. Le même problème peut se poser lorsqu’il s’agit de déterminer si une allégation constitue une déclaration fondée sur une « croyance ». Dans certains cas, le privilège peut s’appliquer alors que dans d’autres non.

Les lettres en cause dans l’affaire Fluid Energy sont de bons exemples de ce qui peut constituer une violation de l’alinéa 7a). Après avoir introduit une action en contrefaçon de brevet contre Exaltexx, Fluid Energy a envoyé des lettres à des tiers fournisseurs ayant fourni des produits et services à Exaltexx aux fins de ses activités liées à son « acide sûr », le fluide de forage en cause dans cette affaire. Les lettres alléguaient non seulement qu’Exaltexx était coupable de contrefaçon, mais que les destinataires eux-mêmes l’étaient également (l’un en fournissant un produit chimique entrant dans la production du fluide, et l’autre en assurant le transport du produit final jusqu’aux clients). Ces lettres indiquaient que Fluid Energy entendait poursuivre les destinataires s’ils refusaient de mettre fin aux activités de contrefaçon alléguées et étaient accompagnées de la déclaration relative à l’action intentée contre Exaltexx, afin de bien faire comprendre le sérieux de l’affaire aux destinataires. Fluid Energy a également demandé aux destinataires des mises en demeures de préserver tous les documents susceptibles de se rapporter au litige. La tactique a fonctionné avec l’entreprise de transport, qui a estimé qu’elle n’avait pas d’autre choix que de se conformer à la mise en demeure et de cesser la manutention des produits d’Exaltexx.

Exxaltexx a demandé une injonction interlocutoire dans le but d’empêcher Fluid Energy d’envoyer à des tiers d’autres lettres alléguant la contrefaçon et demandant à ces derniers de cesser de traiter avec Exxaltexx. La Cour a partiellement accordé l’injonction demandée, et a interdit à Fluid Energy de communiquer avec les fournisseurs d’Exaltexx pour alléguer auprès d’eux qu’ils contrefont un ou plusieurs des brevets de Fluid Energy en fournissant des produits ou des services à Exaltexx, leur demander de cesser de fournir des produits ou des services à Exaltexx ou les menacer de poursuites.

La Cour a déterminé que le critère lui permettant d’ordonner une injonction était satisfait – il y avait une question sérieuse à juger, soit celle de savoir si les déclarations faites dans les lettres adressées à ces fournisseurs étaient fausses ou trompeuses et auraient pour effet de discréditer l’entreprise d’Exaltexx, un concurrent de Fluid Energy. Exaltexx a établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée et la prépondérance des inconvénients était telle qu’elle favorisait l’octroi d’une injonction.

La Cour a jugé qu’une question sérieuse avait été soulevée au titre de l’alinéa 7a) de la Loi sur les marques de commerce, car il n’existait pas de fondement juridique à l’appui des allégations formulées directement à l’encontre des destinataires portant que le fait de fournir un ingrédient chimique courant (l’acide chlorhydrique), ou de transporter ou entreposer le produit d’Exaltexx (même s’il était contrefait), constituait en soi une contrefaçon. Même si une partie de la lettre alléguait que Fluid Energy « croyait » que le produit d’Exaltexx constituait une contrefaçon, cela n’a pas eu pour effet de vicier les autres allégations de la lettre visant directement les destinataires qui n’étaient pas formulées sur la base de cette « croyance ». Exaltexx ne disposait d’aucune preuve directe pour confirmer que son produit ne constituait pas une contrefaçon. Par conséquent, elle n’a pas été en mesure de démontrer qu’en disant aux clients que le produit d’Exaltexx contrefaisait ses brevets, Fluid Energy faisait une déclaration fausse et trompeuse. Le ton général des mises en demeure était très menaçant, comme en témoignent les allégations directes de contrefaçon et la menace de poursuites judiciaires sérieuses. L’inclusion de la déclaration relative à l’action intentée contre Exaltexx (dans laquelle Fluid Energy réclame des dommages-intérêts de 100 millions de dollars) et de la demande de préservation des documents n’a fait qu’amplifier leur nature menaçante.

Pour conclure qu’Exaltexx subirait un préjudice irréparable si une injonction interlocutoire n’était pas accordée, le tribunal s’est fondé sur un certain nombre de facteurs, notamment le fait qu’il s’agissait d’une petite entreprise au sein d’un petit marché, l’importance du produit en cause pour l’entreprise et la difficulté à quantifier la nature du préjudice qu’elle subirait. La Cour a également jugé que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi de l’injonction.

Cette affaire démontre que, bien que les mises en demeure puissent servir des objectifs légitimes, elles doivent être adaptées aux circonstances particulières en cause et rédigées d’une manière qui n’engage pas de responsabilité juridique, par exemple, au titre de l’alinéa  7a) de la Loi sur les marques de commerce.

Outre la responsabilité éventuelle aux termes de l’alinéa  7a) de la Loi sur les marques de commerce, les mises en demeure adressées à des tiers exposent également leur expéditeur à une responsabilité éventuelle sous le régime de la Loi sur la concurrence ainsi qu’en common law du point de vue du délit d’atteinte intentionnelle aux relations économiques. Il convient de souligner que l’article 76.2 récemment ajouté à la Loi sur les brevets prévoit que les lettres de mise en demeure doivent être conformes aux exigences réglementaires et qu’à défaut, le destinataire peut intenter une action, dans le cadre de laquelle la Cour pourra accorder des dommages-intérêts et une injonction. Aucune exigence n’a encore été prescrite, mais lorsque ce sera le cas, les titulaires de brevets devront veiller à s’y conformer.


1 2020 CF 81, au para 1.

 

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